Fernando Pessoa est un écrivain portugais du début du 20ème siècle dont la particularité est d'avoir publié sous des pseudonymes (des hétéronymes selon sa propre expression) qui lui permettent de refléter différents aspects de sa personnalité.
Le livre de l'Intranquilité est un projet qui n'a pu voir le jour avant sa disparition. Publié sous le pseudonyme (pardon, l'hétéronyme) de Bernardo Soares, il est une sorte de testament de la pensée de son auteur.
Au niveau de la forme, c'est somptueux, de la poésie en prose.
Le fond est encore plus étonnant. C'est le journal d'un homme adepte de l'inaction, réfugié dans son monde intérieur, et ne voulant pas en sortir.
A la fois désabusé par lui-même, et conscient de sa supériorité intellectuelle, il nous renvoie à nos contradictions. Torturé oui, mais pessimiste, pas sûr, extraordinairement lucide plutôt.
Le couchant se disperse sur les nuages isolés dont le ciel entier est parsemé. Des reflets suaves, de toutes les couleurs, emplissent là-haut les diversités de l’air et flottent, absents, sur les grandes meurtrissures des hauteurs. Sur la crête des toits qui se dressent, mi ombre, mi couleur, les derniers et lents rayons du soleil déclinant prennent des formes colorées qui n’appartiennent ni à eux ni aux objets où ils se posent. Il règne un grand calme au dessus du niveau bruyant de la ville qui se calme, elle aussi peu à peu. Tout respire, au delà des sons et des couleurs, en un muet et profond soupir.
Sur les façades colorées que le soleil ne voit pas, les couleurs commencent à se teinter d’une grisaille bien à elles. Tout s’endort et s’apaise. Et, peu à peu, dans le bas des nuages, flottant là-haut, les reflets commencent à devenir ombres ; seul ce tout petit nuage qui plane, aigle blanc, loin au dessus de tout, conserve un peu de l’or riant du soleil.
Tout ce que j'ai recherché dans la vie, j'ai de moi-même cessé de le chercher. Je suis comme un homme qui chercherait distraitement quelque chose et qui, entre la quête et le rêve, aurait oublié ce que c'était. Plus réel que la chose absente et recherchée devient le geste réel des mains visibles qui cherchent, remuent, dérangent, replacent, et qui existent bel et bien, blanches et longues, avec leurs cinq doigts chacune exactement.
Tout ce que j'ai eu est comme ce vaste ciel, diversement le même, lambeaux de néant frappés d'une lumière lointaine, fragments de la vie illusoire que la mort vient dorer, de loin, de son triste sourire de vérité totale. Tout ce que j'ai eu, oui, se résume à n'avoir pas su chercher, seigneur féodal de marais crépusculaires, prince désert d'une ville aux tombeaux vides.
Tout ce que je suis ou ai été, tout ce que le crois être ou avoir été, tout cela se perd soudain - dans ces réflexions et dans le nuage, qui, là-haut, vient de perdre sa lumière - le secret, la vérité, le bonheur peut-être que pouvait recéler un je-ne-sais-quoi qui a la vie pour lit. Comme un rai de soleil qui vient à manquer, voilà tout ce qui me reste, et sur les toits inclinés diversement la lumière laisse glisser ses mains, en chute lente, tandis que naît, de l'unité des toits, l'ombre intime de toute chose.
Gouttelette vague et tremblante, voici la lueur lointaine de la première étoile.
Fernando Pessoa, Le livre de l'intranquilité, Christian Bourgois Éditeur